Envolez-vous avec Irene Moraglio et Patrice Meissirel

Avec leur Compagnie Tango Unione, Irene Moraglio et Patrice Meissirel développent un tango singulier, énergique, d’une belle créativité, qui puise dans les différentes disciplines qui les ont façonnés.

L’image qu’ils choisissent, aujourd’hui, pour décrire leur duo est celle d’ « Un oiseau qui fonce à toute allure dans la nuit pour tenter d’attraper une étoile rouge. » Cela dit tout de leur poésie, de leur ambition et de la vitalité qu’ils veulent transmettre à travers leurs spectacles et leurs cours.

Ils se sont prêtés au jeu des questions-réponses, pour que vous appreniez à les connaître, avant de pratiquer avec eux.

A quel moment le tango a-t-il pris le pas sur vos autres pratiques artistiques ? Pourquoi ?
Patrice : Après avoir pris une claque esthétique en voyant le tango sur scène, j’ai commencé à le pratiquer en l’an 2000 pour nourrir mon travail corporel au sein d’une compagnie de théâtre gestuel en Touraine. Et la passion s’est déchaînée très vite. Je daterais le moment de bascule à mon arrivée à Paris en 2003. Je continuais à travailler sur des spectacles en théâtre, mais le tango prenait toute la place au quotidien. J’ai aussi commencé à ce moment-là à enseigner le tango à l’université dans le cadre d’un projet universitaire autour de la transmission mené par Jean Claude Serre et Brigitte Machon.

Irene : J’ai longtemps souhaité apprendre à danser le tango sans vraiment oser m’y mettre. J’ai enfin commencé en 2008-2009, mais au début, je me limitais à un cours et une pratique une fois par semaine et un bal de temps à autre. Ce n’est qu’en 2011 que je suis devenue vraiment assidue et après la rencontre avec Patrice, je ne me suis plus arrêtée.

Votre tango se nourrit de la fusion de plusieurs disciplines, notamment des disciplines spectaculaires (cirque, théâtre corporel, gymnastique), qu’est-ce que cela apporte à votre pratique de cette danse ?
Patrice : Il existe de multiples dimensions au tango. Je dirais que notre tango de bal est la somme des enseignements reçus et d’une longue quête (toujours en cours) de son essence. Plus on avance dans la connaissance de cet univers, plus on découvre qu’il n’y a pas de bout à ce chemin. Et pour ma part, impossible de choisir entre le canyengue, transmis par Catherine et Henri à Loches, la forte impression que m’a fait Carlos Gavito en cours et en festival, le tango fantasia de Raul Bravo, dont nous avons suivi les cours à Buenos Aires, la quête de la marche au Sunderland sous le regard de Carlitos Perez, les cours de tango escenario au studio Morales ! Tous ces styles tellement différents les uns des autres, je les ai étudiés avec passion et obsession.
Pour ce qui est de notre travail chorégraphique en tant que compagnie, il s’agit d’allier un niveau important d’exigence avec le tango, tout en se fixant un minimum de limite sur les disciplines qui nous permettent de nous exprimer et les sujets que nous souhaitons explorer. Peut-on par exemple, en tant que compagnie de danse unie autour du tango argentin, parler dans un spectacle du déferlement agressif du numérique dans nos vies ? Peut-on mettre à contribution la danse, le chant, la musique, le tango pour parler d’un sujet qui nous touche ici et maintenant en 2025 ? Peut-on séparer le tango des clichés qui lui collent à la peau ? Notre dernière création Æsthetica est, entre autres choses, une tentative de répondre par l’affirmative à ces questions.

Irene : Je pense que notre danse à chacun est toujours le fruit de notre bagage corporel et de vie, peu importe de quelle discipline on vient. Souvent, au début, on travaille à fond pour gommer les influences d’ailleurs et vraiment apprendre le tango tel qu’il est ou en tout cas tel qu’on le voit et l’imagine. Puis, à un moment, on sent que ces racines d’ailleurs peuvent aussi nous nourrir. Personnellement je pense que cette fusion inspire surtout notre tango de scène et nous permet de chercher un langage scénique qui naît du tango mais qui s’imprègne aussi de toute influence qu’on puisse sentir opportune pour exprimer ce qui nous tient à cœur.

Vous parlez de « déconstruire le mythe de l’inaccessibilité » : quel mythe avez-vous dû déconstruire pour vous-mêmes ?
Il s’agit de partager autant que possible l’incroyable découverte, faite pour notre part à Buenos Aires, que ce qui nous paraissait hors de portée peut s’apprendre petit à petit, en prenant des cours et avec du travail. Et que les sensations sont géniales. Après, c’est basique : pour aller plus loin, il faut plus de travail et d’implication.

Le tango est souvent perçu comme élitiste. Comment, à travers vos cours, cassez-vous cette idée ?
Dans nos cours, les choses sont abordées avec beaucoup de simplicité. On propose ce qu’on connaît, ce dont on est fait et on partage sans compter les découvertes et astuces corporelles qui nous ont fait avancer. Bien que ça prenne des années pour bien danser, avoir du plaisir, voire se professionnaliser, pour autant nous ne pensons pas qu’il y ait là de quoi se prendre pour des dieux de l’Olympe. L’élitisme est parfois savamment entretenu par les acteurs du milieu. Pour entretenir l’illusion et le business, il convient de séparer les dieux de l’Olympe du commun des mortels.
L’Élitisme « ressenti » dépendra des gens qui constituent la communauté et de leur façon d’être. Nous agissons à notre manière contre cet élitisme dans une partie invisible de nos activités. En donnant des ateliers au TAP pour les tous petits, ou dans les collèges, en maison d’arrêt, ou dans le cadre d’actions culturelles menées par des théâtres publics. Ça n’est pas sous le feu des projecteurs, pas toujours facile ni glamour, mais on fait ça aussi. Un travail de fourmi. De ce que nous pouvons observer, le tango en France n’est pas (encore !) un milieu où toutes les classes sociales se retrouvent pour danser ensemble. Il est possible que l’élitisme soit le reflet de ce peu de diversité.

Quelle est la plus grande « peur » que vous voyez chez les nouveaux élèves, et comment les aidez-vous à la transformer en énergie ?
Il y a un frein assez courant que l’on observe chez des élèves. Bizarrement, ce frein est l’énorme volonté de bien faire, associé à son pendant : la peur de se tromper, qui crispe les corps, accélère les jambes, cherche vainement à anéantir la notion de poids animée de la bonne intention de ne pas vouloir peser sur l’autre. C’est naturel. Nous avons plein d’astuces dans la besace pour soulager de cette pression.

Enseigner à des élèves inconnus, le temps d’un festival, c’est un peu comme un numéro de funambule : comment trouvez-vous l’équilibre entre transmission et rencontre ?
Nous essayons à chaque fois de nous adapter, aussi bien au collectif d’élèves dans son ensemble, qu’à chaque individu. Nous partageons, sans compter, tout ce qui nous semble important et dont nous nous servons vraiment dans notre danse. Bien souvent les élèves perçoivent cette sincérité. La rencontre à proprement parler commence à se faire plutôt pendant les corrections personnelles, où nous cherchons à capter ce dont l’élève a besoin entre écoute, correction, réassurance… et puis ça se poursuit au gré d’un échange en fin de cours, pendant le bal, ou à une autre occasion.

Lorsqu’on ne voit ses élèves qu’une fois, comment crée-t-on cette connexion nécessaire pour les aider à « libérer leur expression personnelle » tout en travaillant la technique ?
À part dans certains cours thématiques, le cours n’est pas l’espace-temps le plus propice pour libérer son expression personnelle. Cette liberté se gagne, avec du temps et sur la piste, dans un processus au long terme. La connexion se fait par des images qui font mouche, des sensations, des petits déclics qui, une fois sentis, ouvrent des mondes.

Que souhaitez-vous que les participants de Buenos Aires en Perche retiennent de vos deux cours ?
Du point de vue technique, le plaisir d’une spirale étirée jusqu’au bout et son importance pour acquérir de la densité ainsi que le bon rapport au temps dans la connexion avec les partenaires. Mais aussi le côté ludique et rigoureux du tango chorégraphique et son essence issue du guidage et de l’abrazo. Nous aimerions que tout le monde passe surtout un bon moment, studieux, certes, mais agréable et enrichissant dans sa quête tanguera !

Que souhaitez-vous apporter au public et aux élèves de Buenos Aires en Perche ?
Du partage de moments de poésie, un peu de ce qu’on est et de ce qu’on cherche à transmettre. On se met toujours un peu à nu quand on est sur scène, mais aussi quand on donne de soi dans un cours.

Quelle est votre idée d’une milonga idéale ?
Patrice : J’aime bien les lieux étonnants où on ne s’attend pas à voir des gens danser. Ma notion de la milonga idéale fluctue selon mes envies. Ça n’est pas figé. Pendant un temps, en quête de l’abrazo parfait, de l’élégance et de la caminata, nous allions à Buenos Aires au Sunderland, Sin Rumbo, la Baldosa. Puis, plus tard, j’ai adoré découvrir des lieux beaucoup plus informels, moins codifiés, souvent avec des musiciens qui jouent en acoustique à la gorra, dans des petites salles bourrées de monde, des restaurants, ou des appartements, à danser autour des musiciens pour mieux les entendre. J’aime bien aussi mes milongas de quartiers, celles où j’ai mes habitudes.

Irene : Un bal décloisonné, qui démystifie la séparation des maestros du commun des mortels, où les invitations soient simples mais où l’on ait aussi le droit de ne pas souhaiter danser. Un bon équilibre entre le papotage, des tandas choisies et quelques tandas aussi où l’on se laisse surprendre.

Quel est votre meilleur souvenir de milonga ?
Récemment : la soirée de la première d’Æsthetica, qui avait lieu dans le Festival Européen de Tango en Scène, à la Marbrerie, dans une salle de concert. Danser sur la piste, libérés d’une pression énorme, après avoir misé notre peau sur scène, le corps encore électrisé par ces émotions intenses et après avoir été balayés par des applaudissements qui n’en finissaient plus, était juste jouissif. Une milonga pleine de vie, d’énergie. Un moment magique.

Avez-vous un rituel particulier avant de monter sur scène ou de donner un cours ?
Oui, on en a un ! Mais c’est un impénétrable secret à nous deux.

Si votre duo devait se décrire par une émotion ou une image, laquelle choisiriez-vous et pourquoi ?
Un oiseau qui fonce à toute allure dans la nuit pour tenter d’attraper une étoile rouge.